La monnaie entre échange et domination

22  décembre 2007 | par Patrick Viveret

Toute l’histoire de la monnaie peut se lire comme un conflit entre l’échange et la domination.

C’est officiellement pour faciliter l’échange que la monnaie est inventée dans l’histoire humaine. Adam Smith établit ce qui restera la théorie classique de la monnaie jusqu’à Keynes, en décrivant la naissance de la monnaie et les étapes de son évolution comme une série d’améliorations de la "propension naturelle des êtres humains à échanger et à troquer". La part de vérité de cette hypothèse est assez claire. L’intérêt de choisir un étalon pour éviter l’incommodité du pur troc, puis le choix de supports divisibles et durables comme les métaux plutôt que des marchandises périssables ou peu divisibles (comme le bétail) rend compte du rôle démultiplicateur de la monnaie dans les échanges.

Si l’on prolonge l’analyse de Smith jusqu’à l’époque contemporaine, on voit bien se poursuivre ce phénomène d’abstraction puis de dématérialisation progressive de la monnaie. Il conduira à l’abandon de l’étalon-or, après la première guerre mondiale, puis à la déconnexion de l’or et du dollar intervenue en 1971. Nous sommes aujourd’hui en présence d’une monnaie presque totalement dématérialisée, véhiculée par des supports électroniques qui permettent sa circulation instantanée 24h sur 24, aux quatre coins de la planète.

De la fétichisation de la monnaie à l’instrumentation de sa rareté

Mais ceci ne concerne que la petite partie des humains pour lesquels la monnaie remplit effectivement sa fonction première, qui est de faciliter l’échange. Pour bien d’autres, qui n’ont pas ou peu de monnaie (3 milliards d’êtres humains n’ont pas accès au système bancaire !), la monnaie est davantage vécue comme un frein à l’échange. D’où vient ce retournement paradoxal que des êtres humains ayant à la fois la capacité et le désir d’échanger, de créer de l’activité, ne peuvent le faire par manque de moyens monétaires ? Ce paradoxe, sur lequel a beaucoup réfléchi Jacques Duboin(1), a été théorisé par Marx. Il provient de ce processus de "fétichisation" qui consiste à transférer la valeur de l’échange entre humains sur la monnaie elle-même. Fétichisation d’autant plus forte que le support de métaux précieux pouvait laisser croire, comme l’affirmait le mercantilisme dénoncé par Smith, que la monnaie était en elle même une richesse. C’est ici qu’intervient la double face de la monnaie, celle qui se fait moins le vecteur d’un échange que d’une domination. Il s’agit alors d’une monnaie dont la rareté, artificiellement créée par les acteurs en position de domination, oblige les dominés à n’utiliser qu’une faible partie de leur potentiel d’échange et d’activité.

Cette question est d’autant plus décisive que l’économie mondiale est aujourd’hui doublement menacée par l’insuffisance de monnaie à un pôle et par son excès à l’autre.

Du manque à l’excès : la crise monétaire en filigrane

Dans le premier cas, il s’agit de la pauvreté, de la misère, et de leurs conséquences destructrices que les institutions internationales promettent tous les dix ans d’éradiquer sans succès faute de s’attaquer aux causes plutôt qu’aux symptômes du mal(2).

Dans le second cas, il s’agit du gonflement totalement disproportionné de "la bulle financière" qui fait circuler une quantité de monnaie sans aucun rapport avec les biens et services réellement échangés (rapport de 1 à 40 aux Etats-Unis) et sans rapport non plus avec ce que l’on peut raisonnablement espérer de la richesse à venir. C’est ainsi que, ce que Pierre Noël Girault nomme justement "le commerce des promesses(3) crée, au profit d’une petite minorité mondiale (les retraités américains en particulier via les fonds de pension), une quantité impressionnante de traites sur l’avenir. Lorsqu’elles sont honorées, celles-ci creusent dramatiquement les inégalités et contribuent à l’émergence de crises sociales majeures notamment dans les pays où la défiance à l’égard de la monnaie nationale contribue à une "dollarisation" de fait ou de droit de l’économie (Russie, Asie, Argentine...). Mais il est aussi possible qu’un jour, elles ne puissent plus être honorées, y compris aux Etats Unis, malgré les largesses de ce "prêteur en dernier ressort" qu’est la banque fédérale américaine(4). C’est alors le spectre de la crise financière globale et systémique qu’annonce Georges Soros(5) et que redoutent secrètement nombre d’analystes financiers(6).

Un réformisme radical, du loin au proche

Plus l’espace et le temps couverts par la monnaie sont lointains (monnaie d’échange au loin et monnaie thésaurisée en vue d’usages futurs), plus la monnaie intègre en réalité des "garanties de défiance" (notamment des possesseurs de monnaie à l’égard des plus pauvres), plus elle devient un outil de domination et, pour ceux qui n’en possèdent pas ou peu, un obstacle à l’échange.

Ce problème conduit à deux voies de réforme qui peuvent être complémentaires plus que substitutives. La première, la plus radicale, consiste à réorganiser l’ensemble des grandes monnaies, à commencer par l’Euro, et les systèmes d’acteurs qui la créent, la recueillent et la font circuler (banques centrales, banques de crédit, marchés financiers) sur le critère de la facilitation de l’échange et du commerce dans sa version non guerrière. Une telle approche, celle d’un réformisme radical mondial, appelle tout d’abord la mise en place de régulations internationales et la lutte contre les réservoirs d’argent mafieux ou terroriste que sont les paradis fiscaux. Elle demande ensuite nécessairement l’organisation d’un système de désincitation à l’égard du financement d’activités socialement et écologiquement destructives (et/ou d’incitation pour des activités reconnues socialement et écologiquement utiles). Une telle approche suppose un fort engagement de l’Europe à travers une vision profondément transformée de l’Euro.

Confiance, proximité, échange, démocratie :
4 raisons de promouvoir les monnaies complémentaires

L’autre approche, plus réalisable à court terme, consiste, tout en travaillant à cette réforme radicale, à favoriser, et au minimum à autoriser, les formes d’échange, monétaires ou non monétaires, qui sont fondées sur la confiance plus que la défiance et qui favorisent l’échange de proximité dans l’espace et dans le temps(7). Cette seconde approche a aussi le mérite de constituer un filet de sécurité en cas de crise monétaire et financière majeure et de redonner à la communauté démocratique un pouvoir sur la monnaie puisque l’affectation des "droits de tirage en monnaie sociale" peut dépendre directement des choix de la collectivité.

C’est dans cet esprit qu’il faut aborder les systèmes d’échange non monétaires, les monnaies affectées, les systèmes de type SEL et l’expérimentation dans plusieurs régions françaises du SOL.

Si la monnaie officielle remplissait complètement son rôle d’échange pacificateur, il n’y aurait pas besoin de prévoir d’autres monnaies ou d’autres usages de la monnaie (cas des monnaies affectées). Tous les systèmes d’échange qui ont été inventés ou réinventés au cours de ces dernières années ont pour point commun de recréer de l’échange de proximité là où la monnaie officielle ne remplit plus cette fonction. C’est ainsi notamment que l’impossibilité d’échanger, faute de monnaie, confine à l’absurdité pour toute théorie monétaire dont l’article premier est de considérer que la monnaie a pour fonction de faciliter l’échange !

Deux éléments, dans la monnaie classique, sont de nature à tirer l’échange vers la rivalité (et l’accaparement). Le premier est le principe de l’intérêt composé qui pousse à la spéculation sur l’argent lui-même et dissuade de l’utiliser comme moyen d’échange. L’autre élément, porteur de domination voire de violence, tient au fait que la monnaie officielle est indifférente à la nature et à la finalité de l’échange. C’est toute la question de ce qu’il est convenu d’appeler "l’argent sale" et des lieux privilégiés de sa circulation que sont les paradis fiscaux.

Le propre des monnaies sociales comme le "Sol" est d’agir précisément sur ces deux éléments. C’est une monnaie sans intérêt, qui n’autorise pas la spéculation et c’est une monnaie qui est dédiée à un certain type d’activités ou de relations qui ont été préalablement définies comme remplissant une fonction d’utilité écologique et sociale.

Il est essentiel de garder à l’esprit que ces deux caractéristiques sont au service de l’objectif fondamental : tirer la monnaie vers sa fonction pacificatrice. En ce sens il ne s’agit pas de monnaies substitutives à la monnaie officielle, ce qui serait totalement irréaliste, mais de monnaies complémentaires qui renouent avec la fonction affichée de la monnaie, celle de l’échange, et exercent une pression sur la monnaie officielle pour qu’elle soit elle-même davantage un vecteur de "doux commerce" (on dirait aujourd’hui de "commerce équitable") plutôt qu’un vecteur de violence sociale (voire d’activités à dominante mafieuses ou terroristes).

La monnaie de consommation

Conçue pour empêcher que « l’argent fasse de l’argent », une monnaie de consommation ne peut pas être placée afin de rapporter un intérêt. Adaptée à une économie distributive, elle ne circule donc pas, elle n’est pas un facteur d’accumulation, elle n’est qu’un pouvoir d’achat.

Sa fonction est de permettre à celui qui la possède d’acheter un bien ou un service, en ayant toute liberté de choix. Quand cette monnaie a ainsi fait parvenir un produit à son consommateur, elle a joué son rôle, elle est donc annulée, comme est oblitéré un timbre qui a servi à affranchir une lettre, ou un ticket de métro qui a été utilisé pour un voyage.

Cette monnaie constitue donc un flux qui s’écoule, qui se consume en même temps que les biens produits sont vendus, et la masse monétaire est à renouveler au même rythme que les richesses sont produites.

Ceci inverse un certain ordre, en ce sens que c’est la monnaie qui s’adapte à l’économie et non pas l’économie qui est au service de la finance. Les décisions d’ordre économique n’étant plus prises sous la seule contrainte de rentabilité, d’autres critères peuvent être pris en considération : il devient possible de décider de ce qu’on va produire en prenant en compte, par exemple, le respect des droits humains ou ceux de l’environnement.

La monnaie n’est plus que l’outil de répartition de ce qui est produit dans ces conditions. L’expression « création de valeur » retrouve un sens réel et non pas symbolique, l’économie retrouve son objectif de produire de vraies richesses et non pas des profits financiers. L’économie est remise à sa place, celle de l’intendance, et l’avoir peut être mis au service de l’être.

Marie-Louise Duboin.



1. cf dans ce même numéro l’article de Marie Louise Duboin sur la thèse chère à son père de "la monnaie de consommation"

2. cf les chiffres du PNUD qui mettent clairement en évidence que, si l’on n’arrive pas à éradiquer la pauvreté, ce n’est pas faute de moyens monétaires.

3. Pierre Noel Giraud : Le Commerce des Promesses, Paris, ed du Seuil.2001.

4. Celle ci, en lien avec la plupart des grandes banques occidentales a organisé en catastrophe le 23 octobre 1998, le sauvetage du fond spéculatif LTCM (Long term Capital Management) en contradiction avec le libéralisme économique officiel .

5. lire notamment de Georges Soros : La crise du capitalisme mondial. Plon 1998.

6. Lors de la crise d’octobre 1988, lors d’une réunion entre la FED et les principales institutions financières privées, à une question quant aux moyens d’empêcher la cascade de faillites qui s’annonçait, un responsable de la FED aurait répondu : “Priez" ! (raconté par Pierre Noël Giraud p 194, op cité).

7. Ce qui n’a rien à voir avec le travail au noir ou le refus de la contribution publique, ce que dénonce la grande majorité des systèmes d’échange de proximité.