Valorisation et mutualisation des activités informationnelles : quel rôle pour les monnaies plurielles ?

22  décembre 2007 | par Philippe Aigrain

Les expressions politiques, les créations artistiques, l’information d’actualité, les connaissances ou l’innovation immatérielle se créent et s’échangent aujourd’hui pour une très grande part à travers des médiations informatiques et des réseaux. Les groupes humains qui y participent sont fédérés par les échanges ou la production commune d’information dans des « communautés ». Ces communautés informationnelles peuvent recouvrir des groupes déjà institutionnalisés (une communauté scientifique par exemple), ou se constituer autour de l’activité concernée (par exemple la production et l’évaluation d’informations d’actualité). Elles sont souvent organisées en plusieurs "cercles" correspondant à des degrés d’implication ou des rôles distincts, par exemple journalistes de l’équipe éditoriale, équipe technique, rédacteurs bénévoles, commentateurs ou simples lecteurs pour un site de média collaboratif. L’existence matérielle de ces communautés est parfois assurée préalablement par une institution et parfois au contraire cherche ses ressources au fur et à mesure de son développement. Un même individu participe souvent, à des degrés divers, à plusieurs communautés informationnelles.

Si l’on pense, comme je le défends, que le développement de ce type d’espace de collaboration est un axe fondamental du développement social et humain des décennies à venir, une double question se pose :
-  De quels systèmes de reconnaissance de la valeur (des personnes et des productions) en leur sein ces communautés ont-elles besoin ?
-  Comment leurs conditions d’existence peuvent-elles être assurées ?

La seconde question est de loin la plus difficile, ne serait-ce que parce qu’elle se pose simultanément à des échelles très différentes : moyens d’existence d’individus dotés des capacités nécessaires pour porter les activités qui y sont menées ; accès aux ressources dont elles ont besoin pour leur fonctionnement quotidien, notamment les ressources qui demeurent rares ou rivales dans leur usage malgré l’abondance informationnelle (équipements matériels, consommation énergétique, accès à des compétences ou du travail humain). L’intensité de ces problèmes de ressources est accentuée par le fait que nos sociétés restent dominées par la rareté (parfois artificielle, parfois réelle) de l’économie matérielle. L’existence des individus y est précaire ou précarisée d’une façon qui nuit à l’affectation de leur temps à des activités certes passionnantes, mais très incertaines quand à leur capacité à fournir des ressources financières ou une sécurité matérielle.

Un exemple : besoins internes et externes pour la création et l’échange de la musique

Soit une activité artistique comme la musique. Certains la pratiquent en amateur et d’autres en professionnels. Un public presque universel l’écoute, à des degrés très divers de technicité de cette écoute. Comme toute activité humaine, elle a besoin de mécanismes d’identification des personnes et de productions de valeur en son sein. Mais cette reconnaissance ne s’effectue pas dans un espace universel. L’amateur de musique baroque n’a en général aucun rôle dans la reconnaissance de la valeur des musiciens ou des enregistrements hip-hop. Même dans une communauté particulière, les formes de la valeur qui seront reconnues seront très différentes : telle production musicale sera valorisée en tant que spectacle, telle autre comme environnement sonore de la danse, telle autre encore suscitera une écoute attentive dans laquelle l’auditeur se plonge. Les rôles humains dans le monde musical sont aussi divers : compositeurs, interprètes, chanteurs, pédagogues, improvisateurs, critiques, facteurs d’instruments, ingénieurs du son, etc. Cette diversité, cette richesse des rôles et modes de valorisation des personnes et des productions relève des besoins internes à la sphère musicale.

La reconnaissance de ces valeurs s’effectuera d’autant mieux que des évaluations collectives et argumentées seront rendues possibles. Celles-ci peuvent aujourd’hui s’appuyer sur des systèmes techniques et sociaux ouverts - réseaux sociaux en ligne, logiciels de partage de fichiers... L’acquisition des compétences nécessaires à l’école puis l’expérimentation répétée nécessaire à leur développement social ne peut s’effectuer que s’il existe une vaste abondance de créations disponibles et librement utilisables. Apprendrions-nous jamais les mathématiques s’il fallait demander la permission avant d’utiliser une formule ou un théorème ?

L’ère de l’information, celle de l’informatique et d’internet, permet un immense changement d’échelle de ces activités. Telle musique créée à Bombay sera demain écoutée à Brest...Tel morceau initialement enregistré à Londres, sera remixé, samplé et rediffusé à Rio.

Mais la musique n’existe pas dans le néant. La compétence dans les pratiques musicales directes ou liées (eg. la formation d’un ingénieur du son) demande souvent un apprentissage prolongé sur de nombreuses années. Même la capacité d’écoute se construit dans des pratiques prolongées. L’acte créatif ou la production d’une oeuvre diffusable pourront souvent être relativement brefs et peu gourmands en ressources (au moins en comparaison d’autres formes d’oeuvres comme le film, ou d’autres activités comme certaines pratiques scientifiques). Mais la capacité d’individus à porter cet acte créatif ou à en accompagner la production est liée non seulement à l’acquisition préalable de capacités ad hoc mais aussi à l’existence de modes de vie, d’environnements adaptés. Au delà de la création proprement dite, les activités d’intermédiation, celles qui rendent accessibles de nombreuses productions à des publics, celles qui organisent et rendent visibles la reconnaissance de leur valeur ont également besoin de ressources. Nous sommes là dans le registre des besoins externes, des conditions d’existence des activités, ici musicales.

On retrouve cette distinction entre besoins internes et besoins externes dans tous les champs listés plus haut : créations, expressions, information d’actualité, production de connaissances, innovation. La nature des besoins externes est très diverse : parfois elle se réduit à la disponibilité de temps humain, mais le plus souvent elle inclut l’acquisition préalable de capacités spécialisées (bien sûr facilitées par la disponibilité des oeuvres et des instruments de leur création) ; parfois elle implique aussi l’affectation de ressources significatives pour la production d’une oeuvre (cinéma) ou l’investissement dans les instruments de la production de connaissances (scientifiques), les décisions correspondantes devant s’effectuer des années avant que l’on puisse juger de la qualité des résultats. Cette diversité de situations n’est pas nouvelle, et elle a suscité dans le passé récent des mécanismes très variés pour fournir les ressources nécessaires aux activités correspondantes (voir plus bas).

Discutons maintenant du rôle que les monnaies plurielles peuvent jouer ou non pour les deux types de besoins des activités informationnelles : systèmes de valeur internes à une communauté informationnelle, affectation sociale de ressources à leur existence.

Open Money et monnaies libres

Récemment, une approche a été proposée sous le nom d’Open Money(1) (Michael Linton et Ernie Yacub(2)) ou de monnaies libres(3) (Jean-François Noubel). Ces chercheurs proposent de créer un "méta-système" de monnaies plurielles tout en laissant la définition de chacune d’entre elles aux communautés impliquées dans les activités correspondantes. Il s’agit pour eux de rendre les monnaies plurielles plus efficaces, leur gouvernance plus démocratique et surtout de leur donner une portée bien supérieure à celle dont elles disposent actuellement. Les domaines d’application qu’ils imaginent ne sont pas principalement informationnels, mais incluent les systèmes de mesure de réputation, et plus généralement s’efforcent de fournir des outils pour tous les domaines où la valeur est difficile à mesurer et où seuls les acteurs directs d’une activité sont susceptibles d’inventer des mesures. Le système entend libérer la monnaie de la rareté (en permettant à chaque communauté - locale ou virtuelle - d’en inventer et d’en émettre) mais conserver aussi la dimension transactionnelle : la monnaie sert à enregistrer des transactions en augmentant le crédit d’un individu et en diminuant celui d’un autre. Le système proposé n’est décrit à l’heure actuelle qu’à un niveau assez abstrait ou bien à travers le descriptif d’un logiciel en cours de développement. Ce système représente une sorte de généralisation ouverte des dispositifs techniques mis en place pour le projet SOL, dans le cadre duquel un même support (une carte à puces et un système informatique lié) réunit plusieurs sortes de monnaies servant à des activités ou des objectifs différents.

Mesures et diversité qualitative dans les valeurs internes

Une des propriétés fondamentales des communautés informationnelles est qu’elles créent des valeurs qualitatives et multiformes (non réductibles à une mesure unique). Cela ne signifie pas une absence de transactions en leur sein. On peut considérer que chaque fois qu’un usager d’une communauté d’information musicale écoute un morceau, il donne un certain crédit à celui-ci et à ses créateurs, tout comme on peut considérer que chaque fois qu’un auteur scientifique cite un article, il donne un certain crédit à celui-ci et à ses auteurs. Des dispositifs très ingénieux ont déjà été conçus dans les communautés informationnelles pour mesurer diverses formes de valeur en leur sein de façon à assurer leur bon fonctionnement. Ainsi, sur le média collaboratif d’information sur les technologies "Slashdot"4, des notes sont affectées, à chaque intervention dans la discussion d’un sujet, par des modérateurs désignés parmi les usagers à un instant donné selon un algorithme assez complexe. Chaque modérateur dispose de 5 points qu’il peut ajouter ou retirer un par un à des interventions différentes. Lorsqu’il le fait, il spécifie en même temps une raison (une qualité) : par exemple "intéressant", "informatif", "hors-sujet" ou "troll" (destructeur). Les notes résultantes ne sont utilisées que pour hiérarchiser la visibilité des interventions pour les lecteurs : les interventions les mieux notées apparaissent en plein texte, celles qui sont en dessous d’un seuil choisi par l’usager sont cachées, celles qui sont entre les deux ne sont visibles que par leur titre. En parallèle, un mécanisme agrège divers indicateurs pour attribuer à chaque individu une réputation appelée Karma, pour laquelle il n’existe que quelques valeurs ("positive", "bonne", etc.). Cette réputation est essentiellement honorifique, la recherche d’un karma de qualité jouant un rôle de motivation pour le contributeur et d’indicateur de la crédibilité de l’auteur pour les lecteurs.

Deux enseignements peuvent être tirés de dispositifs comme Slashdot et également du mauvais fonctionnement de systèmes de notation plus directs où chaque lecteur peut attribuer directement des notes :
-  La construction d’indicateurs de qualité demandent des mécanismes complexes qui ne peuvent en général pas se baser sur les transactions individuelles unitaires (par exemple le simple fait qu’un lecteur ait lu une intervention). On retrouve la même complexité dans l’analyse de l’impact scientifique d’un article : le simple nombre de citations de celui-ci ne constitue pas un indicateur pertinent, et il faut analyser de façon beaucoup plus complexe et qualitative la nature de ces citations et leurs liens avec l’ensemble des productions d’une discipline pour obtenir des mesures pertinentes.
-  Les communautés informationnelles ont besoin de réduire autant que se peut les coûts de transaction : demander à chacun d’évaluer un contenu ou mesurer les usages individuels représente une contrainte technique, fonctionnelle, et souvent éthique, très problématique.

Qu’en est-il sur cette base de la pertinence des monnaies plurielles pour la réalisation de systèmes de réputation internes dans les communautés informationnelles ? Bien sûr, l’usage des systèmes comme Open Money peut être complexifié de façon à tenir compte de diverses dimensions qualitatives des réputations. Il est cependant prématuré de conclure sur la pertinence des monnaies plurielles comme support de systèmes de réputation (ou de crédit au sens de Yochai Benkler) alors que leur expérimentation dans ce domaine ne fait que débuter. Même si ces expériences se révèlent concluantes, quel sens y aura-t-il, dans ce contexte des communautés informationnelles, à parler de monnaie, c’est à dire d’un équivalent général interne à l’activité et à la communauté qu’elle réunit ?

Rishab Ghosh, dans un article fondamental ("Cooking-pot markets, an economic model for the trade of free goods and services on the Internet5) écrivait : "Une transaction monétaire explicite - par exemple la vente d’un logiciel - est fondée sur ce qui est de plus en plus un mensonge économique (l’idée qu’une copie particulière d’un produit a une valeur marginale). Au contraire, les marchés de "pots communs" (cooking-pot markets) affectent les ressources sur la base de là même où les consommateurs situent la valeur, dans l’existence même de chaque produit distinct"6. Ainsi la valeur réside dans l’existence des oeuvres musicales, pas dans les copies numériques individuelles de chacune. Pour un média collaboratif ou un débat, elle réside dans l’intérêt et la diversité des arguments, ainsi que dans l’existence de contributeurs capables de les formuler. La capacité des monnaies plurielles libres à servir utilement le fonctionnement interne des écosystèmes informationnels dépendra de leur capacité à servir à une plus grande disponibilité de ressources pour l’ensemble (la communauté) sans réduire les systèmes de valeur internes à une dimension univoque.

Et l’accès aux ressources externes ?

Les activités créatives, expressives et de production de connaissances partagent une propriété essentielle : dans toute leur histoire, la vente de leurs résultats comme marchandises n’a jamais représenté qu’une part minoritaire du financement de leurs conditions d’existence. Jusqu’au 18ème siècle, mécènes et souverains éclairés entretenaient les artistes pour réaliser une oeuvre, les musiciens pour composer ou diriger, les scientifiques et les philosophes pour inventer et penser. Rainer Maria Rilke vivait encore d’expédients, de piges ou du mécénat au début du 20ème siècle. Pourtant, l’ère de la reproduction technique (l’industrialisation de la production et de la diffusion des oeuvres selon l’expression de Walter Benjamin) nous a fait croire pendant quelques temps que la vente des oeuvres comme marchandises, ou la vente des droits d’usages de celles-ci pouvait jouer un rôle fondamental dans les conditions de la création dans certains domaines artistiques. En réalité, même dans cette période d’épanouissement des industries culturelles, la marchandisation des oeuvres ou des droits d’usages n’a jamais été la source principale des ressources d’existence de la culture (et moins encore bien sûr de la science).

Le mécénat s’est prolongé sous différentes formes de financements publics directs (subventions à la création) ou indirects (statut d’intermittent). Les revenus tirés d’activités annexes ont toujours joué un rôle essentiel pour l’existence des créateurs : services liés à leur activité artistique principale, donnant lieu à transaction (concerts, cachets au moment de la création) ou activités secondaires permettant d’asseoir un revenu et de stabiliser un statut, dans le meilleur des cas connexes (le musicien qui est également régisseur, le plasticien enseignant d’arts plastiques), parfois très éloignées (combien d’artistes dans la restauration...) ; récemment le mécénat a effectué un retour, lié à la réapparition d’inégalités extrêmes dans la société et à la crise des financements publics.

La contribution des revenus des industries culturelles aux conditions d’existence de la création étant très faible, des formes de mutualisation sont apparues qui s’efforcent de financer l’amont (les conditions de la création) par l’aval, les revenus engendrés directement ou indirectement par celle-ci. Il en va ainsi de dispositifs comme la "Commission d’avance sur recettes", les redevances sur la copie privée, le financement de la production audiovisuelle par les chaînes de télévision, etc. Parmi ces mécanismes, certains présentent des propriétés qui préfigurent utilement ce dont nous avons ou aurons besoin, en particulier le fait que leur montant total croisse avec les usages ou que les ressources collectées soient affectées en partie ou en totalité indépendamment des oeuvres qui en sont la source :
-  Ainsi la redevance sur la copie privée, taxe qui est aujourd’hui appliquée aux supports numériques de type CD et DVD vierges ou baladeurs, alimente des projets de création ou de diffusion musicale ou audiovisuelle, sans lien direct avec les oeuvres ou les artistes qui ont engendré ces revenus.
-  Dans le domaine cinématographique, les financements de la "commission d’avances sur recettes" sont issus d’une taxe sur les entrées de salles de cinéma et attribués par des comités. Ce mécanisme ne dépend donc que de la santé globale du secteur des salles et non du résultat de tel ou tel studio. Le fait que ce mécanisme ne joue plus aujourd’hui qu’un rôle secondaire en comparaison du financement par les chaînes de télévision est sans importance pour notre propos, c’est son principe qui est source d’inspiration.

Nous sommes aujourd’hui sortis de l’ère de la reproduction technique centralisée, pour entrer dans celle de la production décentralisée, de l’échange généralisé, de l’évaluation collective. Les industries culturelles n’y disparaissent bien sûr pas, notamment parce qu’il reste des supports et des médias ou services qui présentent une grande valeur ajoutée. Mais nous avons enfin quitté cette régression terrible qui laissait face à face des producteurs industriels et des récepteurs consommateurs pour (re)trouver, sous des formes qui se cherchent encore, un continuum de pratiques : de la réception critique à la production amateur, de la prescription à la validation professionnelle. Cela est vrai évidemment dans certains domaines comme l’information, la photographie et les logiciels, mais également dans ceux qui paraissaient les plus éloignés de cette possibilité comme la création vidéo ou la production de connaissances scientifiques. A nouveau, cette libération de nouvelles capacités doit tout à l’absence de transactions et de coûts de transaction dans le chemin de l’usage créatif ou de l’accès aux oeuvres. C’est - entre autres - parce qu’il n’y a pas besoin de demander de permission pour utiliser un logiciel libre ou une oeuvre sous licence Creative Commons ou pour citer un extrait de texte que nous vivons une nouvelle ère de l’innovation et de l’expression collective. C’est parce que l’échange interindividuel des oeuvres comme les photographies s’effectue pour l’essentiel hors marchés (hors transactions monétaires) que la photographie devient un authentique art des masses. C’est parce que, même lorsque ces permissions seraient nécessaires selon la loi ou selon certaines de ses interprétations, de nombreux acteurs (par exemple pédagogiques ou critiques) s’en passent en pratique que les outils informationnels alimentent de nouveaux savoirs. C’est parce que les chercheurs font de façon croissante le choix de l’accès libre et de la science ouverte que nous connaissons un vrai renouveau scientifique (même si on n’en a pas encore pris conscience) et que la science trouve enfin un public passionné et exigeant.

L’importance du libre choix des individus sur la nature de ce qui est produit, qualité réelle des marchés mais qui ne s’y réalise que de façon terriblement imparfaite, se trouve réalisée de façon bien plus réelle et complète dans les écosystèmes informationnels libres.

Mais la rareté de nombreuses ressources limite encore le développement propre des activités correspondantes. Les médias collaboratifs, les publications scientifiques en accès libre, les communautés de musique libre ou de partage de vidéos démontrent à tout observateur raisonnablement ouvert d’esprit qu’ils sont un modèle prometteur pour une culture de beaucoup vers tous (many-to-all). Cependant le financement de l’acquisition et du développement des compétences reste incertain. Celui des intermédiateurs nécessaires ne l’est pas moins, le financement publicitaire étant à la fois insuffisant, sauf pour quelques acteurs dominants, et dangereux pour la qualité du média. Quels sont donc les nouveaux mécanismes de "mutualisation" qui peuvent rendre possible le développement des activités informationnelles ?

Pour prendre la mesure de cette question, rappelons ce qui a été signalé plus haut : si la rareté des oeuvres n’existe que parce qu’elle est artificiellement entretenue, celle d’autres ressources est objective et destinée à durer. Il en va ainsi bien sûr des investissements importants nécessaires à certaines pratiques (par exemple grands instruments scientifiques, à un moindre degré production cinématographique). De même, les activités informationnelles ne sont pas indépendantes de la sphère matérielle : ainsi la consommation énergétique des activités informationnelles représentera-t-elle un jour - très proche - une contrainte non-négligeable(7). La rareté qui prévaut dans l’économie matérielle contraint les activités informationnelle par d’autres mécanismes, notamment en accentuant la rareté relative du temps humain et la rivalité entre ses différents usages : consommation ou transport captent des proportions aberrantes du temps humain. Ainsi l’insécurité qui prévaut dans l’économie matérielle décourage les investissements personnels de longue durée dans l’acquisition de capacités au potentiel de revenus incertain.

Monétarisation ou financement global : quel couplage ?

Deux registres opposés de solutions existent pour assurer les conditions d’existence de la création. On peut monétariser les activités et transactions individuelles, directement en faisant dépendre la création d’une oeuvre ou d’une innovation du profit que peut en tirer un investisseur, ou indirectement par exemple en distribuant les ressources collectées par un média collaboratif aux contributeurs dont les productions ont été appréciées par les lecteurs. On peut à l’opposé attribuer à un écosystème d’activités les ressources lui permettant d’exister, y compris en développant les capacités de ses membres, et laisser les communautés qui le composent utiliser leurs propres systèmes de valeur pour décider de l’affectation des ressources en leur sein. Ces deux modèles sont destinés à coexister pour longtemps, mais seule une mise en oeuvre significative du second modèle est susceptible de rendre possible un développement durable et harmonieux des activités informationnelles.

Si l’on fait le choix de mécanismes qui financent globalement un écosystème d’activités de création et d’usage, comme une licence globale pour les usages non marchands des oeuvres sur internet, se pose bien sûr une question essentielle : comment répartir les ressources au sein de l’écosystème ? Si l’on veut faire dépendre cette répartition de l’usage de chaque oeuvre, comment éviter les coûts de transaction de sa mesure ? Et si la répartition est associée à d’autres formes de reconnaissance de la valeur, quels sont les indicateurs qui seront utilisés pour la détecter ?

Bien que complexes ces questions sont en train de trouver leurs solutions à travers plusieurs mécanismes, en particulier les mesures automatisées, dans les réseaux, de l’usage de chaque oeuvre, mesures qui ne nécessitent pas de surveiller les usages de chaque individu, ainsi que la mise en place "d’intermédiaires compétitifs", c’est à dire des sortes de caisses de répartition qui publient et défendent leurs politiques de redistribution et de soutien à la création. Les individus citoyens décident d’affecter le montant des redevances qu’ils acquittent, au titre de la mutualisation, en choisissant entre différentes caisses de répartition. Ces mécanismes complètent les financements publics, y compris ceux majeurs du système éducatif, les mécanismes de mutualisation indirecte cités plus haut et la mutualisation volontaire par donation. Ils s’ajoutent aux marchés de supports (livres par exemple) ou de services (cinéma, télévision, concerts) qui se recomposent progressivement sur leur périmètre de valeur ajoutée réelle.

Dans d’autres domaines, il est impossible d’assurer les conditions d’existence du système à partir de ses productions, celles-ci prenant trop de temps à être évaluables, notamment dans la recherche scientifique. C’est donc une régulation par les pairs, en dialogue avec les priorités politiques et les attentes sociétales, qui constitue le seul moyen pour allouer les ressources.

Quels rôles peuvent jouer les monnaies plurielles dans cet ensemble multiforme ? On peut l’imaginer à deux niveaux. Si on choisit le modèle de la répartition de financements externes en fonction de la valeur interne à la communauté, les monnaies internes seront un instrument essentiel puisqu’il y aura besoin d’une mesure unique comme clé de la répartition. Si au contraire on choisit une répartition à partir d’une mesure externe à la communauté (valorisation des oeuvres musicales, mesurée par le nombre d’accès et de mise à disposition sur les réseaux pair à pair(8), avec des rémunérations éventuellement sous-linéaires(9), par exemple), cette mesure devient une pseudo-monnaie.

Nécessité d’une régulation de la création de monnaie au niveau politique et macro-économique

Que l’on choisisse de monétariser les financements (les attribuer aux acteurs individuels sur la base de crédits exprimés dans une monnaie) ou simplement de les soumettre à une régulation démocratique (les attribuer à des entités institutionnalisées qui décident en leur sein de la façon de les répartir - la répartition entre entités étant elle-même objet d’un arbitrage politique), de toute façon se pose la question d’une régulation de la création macroscopique de monnaie.

L’intention fondamentale des créateurs de l’Open Money est d’autonomiser les activités en rendant leur développement indépendant de la rareté monétaire, ne dépendant plus, par exemple, que de l’allocation du temps des participants. Mais comme nous l’avons vu, les ressources matérielles (par exemple énergétiques) et d’autres ressources humaines nécessaires à ces activités restent rares, au-delà de l’entretien artificiel de la rareté. Comment réguler l’attribution de moyens d’accès à ces ressources d’une façon qui accompagne le développement des activités informationnelles, grandit avec elles, sans créer une inflation de moyens d’accès à ces ressources ?

La régulation actuelle est la moins satisfaisante qui soit. Elle évalue la taille des activités sur la base de fictions (par exemple celle du manque à gagner résultant de l’utilisation sans droits d’œuvres dont les droits, ont dans l’imagination de leurs détenteurs telle ou telle valeur s’ils étaient acquittés). Elle prend comme référence des prix arbitraires résultant de monopoles sur la reproduction gratuite de l’information. Elle rejette dans le néant tout les coûts de la création des capacités, renvoyés à l’action de l’État ou à l’investissement des individus, tout en refusant à l’État (par le refus de l’impôt) comme aux individus (par la pression sur le temps et les salaires) les moyens de cette acquisition de capacités(10). La répartition entre champs et types d’acteurs repose sur le pouvoir de négociation ou d’influence d’acteurs fort peu transparents. Mais aussi arbitraire soit-elle, il faudra bien affecter à diverses activités informationnelles une certaine valeur de départ destinée à évoluer dans une régulation d’ensemble. Pour l’évolution des ressources attribuées à chaque champ d’activités, on peut imaginer deux processus :
-  avoir une forme de mesure de la "taille" de chaque champ, qui représente plus ou moins la valeur agrégée que lui attribuent ceux qui y participent
-  instituer une régulation politique démocratique des arbitrages correspondants, soit dans les processus de décision, soit en confiant directement le pouvoir aux citoyens dans des choix d’affectation (qui ne constituent pas des marchés).

Gageons là aussi que chacun de ces deux chemins mérite d’être exploré avant que des conclusions trop hâtives ne soient formulées sur leurs mérites respectifs.


1. http://openmoney.info/sophia/index.html

2. http://subsol.c3.hu/subsol_2/contri...

3. http://www.thetransitioner.org/wiki...

4. Slashdot (http://slashdot.org) est un service commercial financé par la publicité (et à une très faible niveau par des abonnements donnant quelques privilèges mineurs). Il utilise de nombreux autres mécanismes de valorisation internes : seuls les principaux sont décrits ici.

5. First Monday, 3(3), 1998, http://www.firstmonday.org/issues/i...

6. Traduit par l’auteur.

7. Cf. Le Monde du 24 juin 2007 "Alerte à la surchauffe informatique"
http://www.lemonde.fr/cgi-bin/ACHAT...

8. Les affirmations selon lesquelles ce type de mesure donnerait lieu à des fraudes ne sont pas convaincantes, à moins que l’on suppose que seule une justice parfaite soit acceptable, ce qui serait bien étrange si l’on considère l’injustice des systèmes de répartition actuels.

9. Favorisant relativement les oeuvres moins diffusées par rapport aux plus diffusées à l’opposé des systèmes de rémunération contractuels actuels, pour tenir compte du fait mis en lumière par Rishab Ghosh selon lequel la valeur (pour un individu) réside dans la diversité des oeuvres qui lui sont rendues disponibles.

10. Même en l’absence de ces contraintes, des obstacles existeraient toujours pour l’acquisition de ces capacités : les préférences sont profondément sculptées par un siècle de consommation et de division industrielle du travail.