René Passet, Les grandes représentations du monde et de l’économie à travers l’histoire

18  décembre 2010 | par Jean Zin

La loi des milieux naturels et humains n’est pas l’équilibre qui les fige, mais le déséquilibre par lequel ils évoluent. p901

Voilà un grand livre comme il en sort peu par décennie, projet d’histoire totale reconstituant la généalogie des paradigmes culturels, scientifiques, économiques, à partir des périodes les plus reculées jusqu’à notre actualité la plus brûlante. Cette déconstruction de théories économiques renvoyées à leur historicité, vise à la reconstruction d’une bioéconomie intégrée à son milieu comme à l’histoire culturelle, économie vivante et en devenir, où se totalisent les savoirs accumulés avec les nouveaux paradigmes de la complexité et de l’économie immatérielle.

C’est aussi un gros livre de près de mille pages auquel il n’est pas question de s’attaquer d’emblée mais qu’il faudra étudier patiemment. On peut d’ailleurs parier que, malgré l’absence inexplicable d’index, il sera bien utile aux étudiants comme manuel pour comprendre l’histoire des théories économiques que René Passet replace dans l’évolution des idées, des conceptions scientifiques et de l’état des techniques, éclairant notamment le passage de la mécanique à la thermodynamique puis à la complexité écologique et informationnelle.

En fait, même si on passe bien en revue les théories économiques (notamment Marx, Keynes, Hayek, etc.), on peut penser que c’est avant tout une histoire culturelle de l’humanité, où l’économie n’a d’ailleurs que peu de place au début, entreprise encyclopédique risquée et forcément "discutable", qu’on pourrait rapprocher de celle de Michel Foucault mais qui se réclame plutôt de Khun et de ses paradigmes dont le changement caractérise les grandes révolutions scientifiques et techniques. Il faut tout ce détour historique pour comprendre notre temps tout comme l’économie actuelle à la lumière des considérables mutations techniques (émergence de l’immatériel), scientifiques (théorie du chaos, sciences cognitives) mais aussi politiques et environnementales que nous connaissons.

Ce projet d’histoire totale, qui était celui de Fernand Braudel, n’est donc pas une histoire idéaliste où les idées mènent le monde, mais plutôt une histoire des limites conceptuelles de chaque époque, de leurs grilles de lecture, comme disait Laborit ("La nouvelle grille"). L’histoire des théories économiques n’est pas seulement l’histoire des progrès de la science, c’est aussi l’histoire des aveuglements et des dogmatismes de chaque époque, de notre rationalité limitée et des "bulles spéculatives" qui se forment à chaque fois, dialectique cognitive qu’on peut trouver très hégélienne.

L’ambition transdiciplinaire du livre est en soi une critique du réductionnisme économique, notamment de l’homo oeconomicus néolibéral sur lequel l’histoire des théories économiques s’achève avant d’initier la recherche d’un nouveau paradigme par un étonnant "plaidoyer pour une approche bioéconomique de la destruction créatrice". Si la charge critique de ce qui précède est précieuse, c’est pour nous la partie la plus intéressante, couronnant l’ouvrage, mais si on ne confond pas la fin du livre avec la fin de l’Histoire, la leçon qu’on devrait en tirer, c’est que ce nouveau paradigme n’échappera pas plus que les autres aux limites du temps, aux simplifications, aux généralisations abusives, aux dogmatismes, etc...

Bien que ce soit l’histoire d’une sortie des pensées globalitaires magiques ou religieuses, il s’agit bien cependant d’une tentative de faire de l’économie une science globale, macroéconomique, élargissant ses données non pas pour tout réduire à l’économie mais pour relier l’économie à tout ce qui constitue son environnement, ce pourquoi il vaudrait sans doute mieux parler d’écologie plutôt que de "bioéconomie", terme plus ambigu et limitatif, d’autant plus qu’il est repris à Georgescu-Roegen avec un sens très différent puisque celui-ci se situe dans le cadre thermodynamique de l’entropie inexorable des systèmes fermés. René Passet le critique radicalement en lui opposant les structures dissipatives ouvertes mais surtout le paradigme biologique avec les théories du chaos, de la complexité, des systèmes, de l’auto-organisation, se situant dans une évolution complexifiante et une histoire en progrès. Notons qu’aux Etats-Unis, ce qui s’appelle bioeconomy s’inspire des mêmes paradigmes scientifiques pour défendre des théories ultralibérales d’un laisser-faire extrémiste (nécessitant paradoxalement une contrainte implacable) au nom de l’auto-organisation et de la sélection, dans la continuité de Malthus ou Spencer, voulant recréer une nature artificielle dans toute sa cruauté au lieu de prendre soin du vivant et de tenir compte de ses conditions vitales. Ces idéologies simplificatrices qui voudraient effacer nos mémoires et empêcher toute organisation collective sont tout le contraire des organismes vivants comme des systèmes finalisés et de l’approche transdiciplinaire de l’auteur qui arrive à concilier la prééminence fonctionnelle du tout et de sa reproduction (définissant une "utilité sociale") avec le bien-être de l’individu (plus que ses intérêts) comme finalité sociale ainsi que le principe de contrainte minimale valorisant l’autonomie des différents niveaux d’organisation. La reconnaissance de la complexité et de la biodiversité exclue les solutions simplistes, nécessitant tout au contraire une économie plurielle (marchande, publique, associative), notion chère à Jacques Robin auquel l’avant-propos rend hommage, mais qui n’a pas assez d’écho. Ce qu’il retient de la complexité, plus que de la biologie elle-même (comme il le souligne page 908), c’est l’interdépendance et la circularité, la coévolution à travers le franchissement de seuils et de mutations, la "destruction créatrice" enfin !

J’ai déjà eu l’occasion de m’étonner qu’on semble ignorer à quel point la France s’illustre par le nombre et la diversité des fondateurs de l’écologie politique dont René Passet est un représentant éminent depuis son livre "L’économique et le vivant" datant de 1979 avant d’être un acteur important de l’altermondialisme. On est cependant dans une écologie très éloignée de tout idéalisme et de l’idéologie écolo habituelle avec sa nature enchantée, écologie conservatrice voire régressive ou technophobe. On est là, au contraire, dans une écologie de transformation et une évolution complexifiante mais son "plaidoyer pour une approche bioéconomique de la destruction créatrice" marque assez sa différence par une valorisation audacieuse de cette destruction créatrice, incontournable dans les systèmes complexes. Il va jusqu’à renvoyer dos à dos les réductionnismes écologiste aussi bien qu’économique s’excluant mutuellement alors qu’il faudrait prendre en compte à la fois l’économie et l’écologie replacés dans leurs interactions, leurs contraintes et leur évolution effective. A l’origine, c’est Schumpeter qui a introduit cette notion de "destruction créatrice" à la base du nécessaire caractère cyclique de l’économie, chaque cycle se caractérisant par un changement de paradigme technique et une nouvelle génération d’entrepreneurs après la faillite des anciennes industries, mais on l’illustre en général par la disparition des dinosaures permettant aux mammifères de prendre leur place, la jonction avec l’écologie se faisant donc naturellement. C’est malgré tout une vision tragique de la vie et de l’économie, bien loin de toutes les utopies béates et d’une réalisation du royaume de dieu sur Terre ou de l’équilibre enfin trouvé. Je ne suis pas sûr que René Passet assume vraiment ce caractère tragique ramené à une adaptation plus progressive, une complexification qui doit s’appuyer sur l’existant mais, s’il n’y a effectivement pas de table rase dans l’évolution, il y a bien régressions, catastrophes, effondrements systémiques, destructions douloureuses avant que d’être créatrices. En tout cas, à faire la somme des savoirs du passé, il nous fait sentir le passage du temps, l’incomplétude de nos théories tout comme notre appartenance à l’histoire dont il ne se résout pas à prononcer la fin, totalité restant inachevée dans son inquiétude qui est la vie même.

Sommaire

* DU "GRAND TOUT" ORGANIQUE A L’ECONOMIE SUBORDONNEE

  • De la magie au mythe et à la conceptualisation
  • De l’harmonie universelle au primat de la philosophie : "La science la plus élevée..."
  • La volonté de Dieu et le pouvoir du Prince : (Philosophia ancilla theologioe)

* DE L’HORLOGE MECANIQUE UNIVERSELLE A L’EQUILIBRE ECONOMIQUE

  • De l’équilibre cosmique à l’équilibre social
  • L’économie sous le signe de l’équilibre

* DE L’UNIVERS ENERGETIQUE AU DEVENIR DES SYSTEMES ECONOMIQUES

  • Les implications de l’énergétique
  • Le principe de conservation et l’éternelle stabilité de l’équilibre général : Walras
  • Le principe de dégradation dans une philosophie du dépassement : Marx et l’autodestruction du capitalisme

* L’EMERGENCE DE L’IMMATERIEL ET LA DESTRUCTION CREATRICE EN ECONOMIE

  • Les mutations et leurs enjeux
  • Nouveaux regards sur le monde : destruction créatrice et complexité
  • L’économie au défi de la destruction créatrice et de la complexité

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